mercredi 15 juillet 2009

L’art architectural des Incas (Pérou, 16/07/2009)

Les Incas. Ce nom mythique éveille en chacun d’entre nous des rêves et des images de grandeur. Images d’un peuple qui a su brillamment s’organiser en un vaste empire couvrant les Andes Centrales de l’Equateur à l’Argentine. Images d’une civilisation qui a su s’adapter à un environnement montagnard parfois hostile, qui a su en tirer profit. Images, enfin, d’un peuple aux prouesses techniques et à l’ingéniosité incomparables. Tout le monde a en tête la formidable citadelle du Machu Picchu, perchée au sommet d’une montagne d’apparence inaccessible et entourée de précipices vertigineux. Outre Machu Picchu, il existe bien d’autres cités et autres chefs d’œuvre architecturaux incas disséminés de par le Pérou et autres pays limitrophes. N’ayant aucun témoignage écrit de la maîtrise technique des incas, de nombreuses hypothèses et théories ont vu le jour, la plupart relevant de légendes, voire de croyances populaires. A partir de nos visites et de nos rencontres, nous avons pu recueillir suffisamment d’informations pour comprendre comment les incas maîtrisaient parfaitement les techniques de construction, et savaient utiliser leur environnement naturel sans le détruire.

Le 16 juillet, Aguas Calientes, au pied de Machu Picchu. Nous nous apprêtons à prendre le bus qui nous conduira aux portes de la cité incroyable. La visite de Machu Picchu marque le dernier jour avec mes parents, Madeleine et Gérard, qui s’envoleront demain pour Lima, puis pour la France. Vingt minutes de minibus plus tard, après avoir traversé une jungle luxuriante accrochée à flanc de montagne, nous débouchons sur l’entrée principale du célèbre site archéologique, de laquelle nous embrassons la cité inca d’une vue incroyable. Des maisons de pierre restaurées couvrent le sommet de la montagne, tandis que d’innombrables terrasses coulent sur les versants abrupts en contrebas. En arrière plan, le pic acéré du Wayna Picchu domine de sa silhouette inquiétante toute la cité, contribuant à l’ambiance dramatique et féérique du site. En nous baladant dans les ruelles reconstituées, une énergie nous transporte cinq siècles plus tôt. Il nous semble apercevoir des incas marcher le long des ruelles et sur les terrasses. Illusion, ce sont des touristes américains aux signes de ralliement très distinctifs : casquette vissée sur la tête au-dessus de larges lunettes carrées, chemise à carreaux cachant un ventre gonflé débordant sur un large bermuda beige, baskets d’où sortent des chaussettes remontées jusqu’à mi-mollet.

Il est déjà 10 heures, et nous avons rendez-vous avec Raul, le guide qui nous conduira dans Machu Picchu. Sa connaissance de la civilisation des incas est impressionnante, mais il répète que 80% de ce que l’on « sait » des incas ne sont qu’hypothèses. La suite est passionnante, et Raul passionné. Il nous explique qu’il existe trois types de constructions dans l’empire inca. Les maisons des ouvriers et des paysans étaient des bâtiments où les pierres assez grossières étaient agencées sans grand raffinement ; les joints entre les pierres étaient alors colmatés par une grande quantité de torchis. Plus élaborées, les maisons des familles nobles étaient construites de pierres taillées, sans être parfaites ; les petits joints étaient colmatés par une petite quantité de torchis. Enfin, les édifices les mieux finis, ceux qui ont rendu l’architecture inca si célèbre, sont les temples et les bâtiments religieux. Les pierres y sont taillées au millimètre près, si bien qu’il est impossible de glisser la plus fine lame de couteau à la jointure entre deux pierres.





En parcourant les ruines, nous sommes en effet frappés par la précision géométrique des pierres qui s’agencent parfaitement comme un puzzle en trois dimensions. Autre fait marquant, les faces des pierres sont parfaitement rectilignes. Comment les incas ont-ils fait ? Tout en marchant et conversant avec Raul, j’aperçois une pierre « volante », que Raul décrit comme une pierre utilisée pour le système d’irrigation. Sur une de ses faces, cette pierre porte des marques bien caractéristiques : des stries de faille. Comme nous l’avions décrit dans un article publié au mois d’avril, les failles sont des plans de fracture dans la roche, mettant en contact deux compartiments qui se déplacent l’un contre l’autre. Ce mouvement relatif produit des griffures, appelées stries, comme lorsque l’on fait glisser une roche sur du verre. « Les incas utilisaient les plans de fractures naturels comme base de taille des pierres ! », dis-je à Raul, qui répond : « Exactement, rien à voir avec certaines théories qui évoquent des miroirs focalisant les rayons du soleil en un faisceau lumineux ultra énergétique pour couper la roche. Les incas étaient très intelligents, mais surtout très pragmatiques. »



« Et d’où viennent ces pierres ? Ce sont des blocs de granite. Or, les montagnes alentour sont également de granite. Les incas se seraient-ils donc servis sur place ? »
« Exactement », rétorque Raul. « Contrairement à beaucoup d’idées reçues, les incas n’acheminaient pas les pierres de construction depuis l’autre côté de l’Empire, hormis en de très rares cas. Ils se servaient donc sur place. Venez voir, la carrière est d’ailleurs toute proche, entre les ruines. Il est même possible d’y voir des pierres inachevées, en cours de taille lorsque le site a été abandonné. Toutes les observations montrent que les incas utilisaient plusieurs techniques pour extraire la pierre. Et ce n’était pas facile, car le granite est une roche compacte, homogène est très solide. Comme nous l’avons vu auparavant, ils pouvaient utiliser les plans de fracture naturels. Avec une autre technique, ils taillaient des petits trous alignés dans la roche, dans lesquels ils enfonçaient des coins de bois séché, qu’ils imbibaient d’eau. Le coin de bois absorbait l’humidité et se gonflait jusqu’à faire éclater la roche. La dernière technique est également très simple. Les incas allumaient des feux dans des trous taillés dans la roche pour la porter à haute température. Ils jetaient alors de l’eau froide sur la pierre surchauffée, qui se fracturait sous l’effet du choc thermique. Ingénieux, mais d’une efficacité redoutable. »



« Mais comment taillaient-ils les pierres d’une précision telle qu’il est impossible de glisser une lame de couteau entre elles ? » Raul nous explique alors que les incas, là encore, savaient utiliser les propriétés naturelles des pierres. « Comme vous le savez, les pierres ne sont pas toutes aussi dures. Certaines sont très tendres, comme les marnes, d’autres au contraire sont très dures, comme certaines roches volcaniques. Or, en choquant une pierre dure sur une pierre plus tendre, cette dernière s’écaille et s’effrite à sa surface, si bien qu’il est possible de façonner et de sculpter la forme désirée. Les incas ont utilisé ce principe simple, la seule difficulté étant de trouver une pierre plus dure que le granite. Pour cela, ils utilisaient des galets d’oxydes de fer, roche noire et très dure, qu’ils utilisaient comme pierre à tailler contre le granite. Lentement, mais surement, les incas taillaient les pierres jusqu’à la forme souhaitée, avant de les disposer et de les agencer ensemble. »



Le temps pendant la visite avec Raul passe à une vitesse folle tant nous sommes captivés par l’histoire et l’ingéniosité des incas. Mais toute chose à une fin, et Raul nous quitte à notre grand regret. Nous sommes alors libres de vagabonder entre les murs chargés de mystère de la cité inca, dont la construction aurait duré près d’un siècle, et que les incas auraient abandonné après 5 à 7 années d’occupation seulement sous la pression destructrice des conquistadors espagnols. Au cours de l’après-midi, le site se vide peu à peu de ses touristes, rendu à ses habitants permanents : les lamas. Le soleil rasant éclaire la cité engloutie qui s’enflamme des couleurs chaudes du soir. Une ambiance particulière tombe sur Machu Picchu, la tranquillité et le silence se propageant entre les pierres pour chasser le passage des touristes et rendre au site sa pureté historique naturelle. Machu Picchu est bel et bien un site unique.





Nous ne sommes pas au bout de nos surprises en terme de prouesses technologiques que maîtrisaient les incas. Avant notre visite de Machu Picchu, nous avons rencontré Freddy Pacheco de Cajaro à la Casa Elena, à Cusco. Freddy est architecte et travaille pour l’INC (l’Instituto Nacional de la Cultura, institut en charge, entre autres, de valoriser le patrimoine archéologique du Pérou). Il a une excellente connaissance de l’autre grande cité perdue des incas : Choquequirao. Choquequirao est également perchée au sommet d’une montagne, et domine de plus de 1500 m la profonde vallée du rio Apurimac, considéré comme la source principale du fleuve Amazone. Contrairement à Machu Picchu, Choquequirao est toujours en cours de restauration, et Freddy estime que 20% de la cité seulement ont été restaurés.





« Choquequirao », nous explique Freddy, « est bien différente de Machu Picchu. Tout d’abord, les pierres utilisées sont de natures différentes. Construite sur le versant sud de la Cordillère Vilcabamba (alors que Machu Picchu fut construite sur son versant nord), il n’y a pas de granite à proximité de Choquequirao. En revanche, les pierres que l’on y trouve sont des micaschistes et des gneiss, roches plus faciles à tailler que le granite car elles sont foliées, c'est-à-dire composées de couches minérales parallèles entre elles qui facilitent le clivage de la roche. » En Europe, les lauzes utilisées comme couverture des chalets alpins sont un bon équivalent des micaschistes, ainsi que les ardoises. « Nous avons noté des différences architecturales entre Machu Picchu et Choquequirao, ainsi qu’au sein même de Choquequirao. Par exemple, les pierres de gneiss, utilisées pour construire certains murs de soutènement de terrasses agricoles, sont disposées horizontalement. En revanche, les pierres de micaschistes sont disposées verticalement. Les micaschistes étant des roches très tendres, elles ne résistent pas au poids du mur sus-jacent si elles sont disposées horizontalement. Disposées verticalement, elles résistent sans problème. Les incas savaient donc parfaitement adapter leur architecture à la nature des pierres qu’ils utilisaient. »










Freddy nous raconte alors une histoire incroyable. « Comme vous le savez, Cusco et sa région est située dans une région sismique. Chaque séisme produit une catastrophe et propage la mort à cause de l’effondrement de nombreux bâtiments. Pourtant, malgré les siècles, les édifices incas ont traversé le temps, lorsqu’ils n’ont pas été détruits par les espagnols. Ils savaient donc construire des édifices qui sont capables de résister à la plupart des tremblements de terre ! » Quelque peu circonspects, nous interrogeons Freddy du regard. « Ils avaient pour cela adapté la géométrie de leurs édifices. Les murs, par exemple, ne sont pas rigoureusement verticaux. Ils ont une forme trapézoïdale, étant plus épais à leur base qu’à leur sommet, l’angle du mur extérieur étant de 12° par rapport à une ligne verticale. Cette géométrie confère aux édifices une meilleure résistance à une secousse sismique. Mais la découverte la plus incroyable, je l’ai faite ici-même, à Cusco. J’avais remarqué que les pierres qui constituaient les murs incas étaient plus grosses à la base qu’au sommet dudit mur, afin de soutenir le poids du mur et d’imposer cette forme trapézoïdale caractéristique. En suivant la même logique, nous nous attendions à trouver les pierres de fondation encore plus grosses. Et bien il n’en était rien. Inversement, en s’enfonçant plus profondément, les pierres des fondations deviennent de plus en plus petites. Cette architecture est la preuve que les incas avaient une connaissance incroyable de la mécanique tout en étant parfaitement conscients du risque sismique. En effet, un tel dispositif découple partiellement l’édifice de son sous-sol, et permet d’absorber les ondes sismiques en les atténuant, limitant ainsi les effets de l’onde destructrice sur l’édifice. Des pierres plus volumineuses produiraient l’effet inverse en subissant de plein fouet ces mêmes ondes et en les amplifiant. Ce principe est identique à celui (re)développé par les Japonais dans la course aux normes parasismiques, plus de quatre siècles plus tard ! »

Nous sommes médusés en écoutant parler Freddy, qui s’enflamme en nous décrivant la connaissance et la maitrise de la science de l’hydraulique, dont certains éléments n’ont été réutilisés que récemment par l’industrie. Nous sommes également effarés par tant de connaissances développées il y a plus de cinq siècles, alors que de nos jours de nombreuses maisons péruviennes n’ont même pas de cheminée pour évacuer la fumée des fourneaux. Devant tant de bon sens historique, nous avons le sentiment d’un retour en arrière colossal en regardant autour de nous l’archaïsme des maisons de terre qui s’écrouleront comme des châteaux de cartes à la moindre secousse sismique de moyenne puissance, ensevelissant tous leurs habitants. Nous devons tirer des leçons de l’Histoire, des erreurs de l’Humanité, mais également de ses progrès. Tel est le message qui nous est transmis par les incas.